d'une autre planète...

Publié le par jeanphi



Le réquisitoire de J.-M. Le Pen
Ce matin encore, j’ai été frappé par cette incompréhension récirpoque entre les humains et moi. J’étais allé avec ma femme acheter quelques bouteilles de vin au coeur du vieux Bercy, chez un petit négociant qui vous fait goûter ses crus avec un quignon de pain et une rondelle de saucisson. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’on achète du vin sans l’avoir goûté au préalable.
Il ne viendrait à personne l’idée d’acheter un pantalon sans l’essayer avant. Alors Dieu me tirebouchonne, ne refusez pas à votre bouche ce que vous acordez à vos fesses.
Le marchand habituel était absent. Je ne connaissais pas son remplaçant. J’ai deviné d’emblée que nous ne nous comprendrions pas. Il avait un béret et le dernier bouton du haut de son polo était fermé. Je ne comprends pas qu’on puisse porter un béret et qu’on ferme le dernier bouton du haut de son polo.
“Bonjour Messieurs-Dames !” nous a-t-il lancé.

Je ne comprends qu’on dise : “Bonjour Messieurs-Dames.”
Je lui ai demandé, le plus poliment, le plus délicatement possible, de retirer ces paroles, d’ôter son béret et de déboutonner son bouton du haut, mais c’est alors que j’ai compris, une fois de plus, que l’incompréhension jouait dans les sens.
Je l’ai deviné au ton légèrement agacé qu’il a pris pour me dire : “Et pour Monsieur, qu’est-ce que ce sera ?”
Pourquoi n’avait-il pas dit : “Qu’est-ce que c’est ?”
Pourquoi employait-il le futur ?
Pourquoi nous projeter ainsi dans l’avenir, en pleine science-fiction ?
Je suis d’une autre planète, vous dis-je.
“Je voudrais du vin, finis-je par avouer.
– Du vin pour tous les jours ?”

Pourquoi avait-il dit : “Du vin pour tous les jours” ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Voulai-il exprimer qu’il avait également en stock des vins pour un jour sur deux ? Des vins pour toutes les nuits ? N’avais-je pas décelé un soupçon d’animosité dans le ton de cet homme ? Si je lui avouais que je buvais du vin tous les jours, n’allait-il pas appeler la police ? J’essayais de ne pas affoler Syphillos qui s’agripait à mon bras. (Ma femme s’appelle Syphillos. Je le souligne à l’intention du tourneur-fraiseur qui tourne autour. Pourquoi les fraiseurs tournent-ils ? Pourquoi les tourneurs fraisent-ils ? Pourquoi ?)
“Oui, Monsieur, je voudrais du vin pour tous les jours.”
J’en profitai pour lui expliquer, avec ménagement, que j’avais l’habitude de consommer du vin même le mardi.
“Tenez, c’est comme cette dame, pour vous donner un exemple : c’est ma femme pour tous les jours, n’est-ce pas ?”
Alors lui :
“Ah mais y fait ce qu’y veut. Tiens, pour tous les jours, nous avons une petite côte de Duras qu’a de la cuisse. Y sera pas déçu. Et pour le dimanche, y veut rien ?”
Cet après-midi j’ai voulu m’offrir un bouquet de felurs pour tenter de me consoler de ce perpétuel fiasco dans mes rapports affectifs avec ce qu’il me faut bien appeler mes semblables. car enfin nous avons le même nombre de jambes, le même nombre de bras, le même nombre d’oreilles, le même nombre d’yeux.
La fleuriste était du genre noiraude et trapue, courte-cuisse et velue du mollet. Sur ses joues était écrit : “I love the Lot-et-Garonne.” J’aurais dû me méfier.
“J’ai faim. Je suis d’Agen, me dit-elle. Le patron s’appelle Bruno, mais il n’est pas
là. Qu’est-ce que vous voulez?
– Une douzaine de tulipes, s’il vous plaît.
– C’est pour offrir ?”

“Qu’est-ce que ça peut te foutre, boudin”, pensai-je avec une certaine retenue dans l’élégance du verbe.
Pourquoi ? Pourquoi cette femme tentait-elle de s’immiscer dans ma vie privée ?
“Non, non, Mademoiselle, c’est pour moi.”
Elle enrobe les fleurs dans une feuille de journal et dit :
“C’est 32 francs.
– Oui. Bon. Mais vous ne pourriez pas me les enveloper un peu plus joliment, ces tulipes ?
– Y m’a dit que c’était pas pour offrir...
– Non, en effet, Mademoiselle. Ces fleurs sont pour moi. Je pensais cependant mériter de votre part les mêmes égards que vous eussiez montrés pour ma marraine. Mais, bon, tant pis ! Adieu, Mademoiselle. Nous ne sommes pas faits pour nous comprendre.”
Pouruoi ? Pourquoi ? Le seul être qui m’ait un peu rasséréné fut le boucher. Je lui ai pris un steak haché. Il m’a demandé si c’était pour offrir. J’ai dit que non, que c’était pour moi. Il m’a quand même mis deux très jolis papiers autour.


Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire II, 12/06/1986

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